2 ans auparavant, Kourou

Un soir, à la fin du dîner, Morgan annonça à Lise qu'elle serait bloquée à Kourou pour le week-end et lui proposa de l'y rejoindre. Juste toi et moi, précisa-t-elle, Esmeralda restera avec Theresa. Lise lui sourit : Oh oui !

Comme prévu, elle trouva Morgan qui l'attendait à la sortie juste après la douane à Cayenne. C'était un véritable crève-cœur d'avoir à résister à la tentation de lui sauter au cou. Morgan avait réservé un petit motel discret au bord de la mer. Elles papotèrent joyeusement tandis que la voiture traversait la banlieue de Cayenne sur l'autoroute côtière. Kourou, comme Almogar, comme tous les autres astroports, avait connu une croissance exponentielle. Les marais et la mangrove avaient été asséchés et une immense et riche conurbation s'étendait le long de la côte entre Cayenne au sud et Saint-Laurent-Du-Maroni au nord. Au motel, sortir de la voiture pour traîner les bagages à la chambre fut un choc : on passait de la fraîcheur climatisée à la fournaise humide. La porte de la chambre marqua en claquant la transition inverse. Elles se regardèrent en riant. Elles firent l'amour une première fois dans la petite cabine de douche, puis longuement dans le lit. Sur la fin, Lise résista très longuement et nettement plus bruyamment qu'à son habitude, tandis que Morgan, ses lèvres étant occupées ailleurs et ses mains hors de portée, ne put que la laisser bramer, à regret au début en pensant aux voisins, et puis poussant au massacre avec ivresse. De l'autre côté de la cloison, un chauffeur de poids lourd, en attente de la réparation de son tracteur, coupa la télévision pour vérifier s'il entendait bien ce qu'il pensait entendre et puis il écouta tant et si bien qu'il se mit dans un état que seule une intervention manuelle put résoudre, et il remercia le sort de lui avoir sauvé sa journée avec cette surprise rafraîchissante. Lise, en reprenant son souffle dans les bras de Morgan, se dit qu'il était inouï qu'elles soient ainsi dans un tel manque de l'autre après seulement quelques jours d'absence. Il lui semblait tout aussi incroyable qu'elles aient une énergie pareille à investir dans des ébats aussi récurrents, comme dans les premières heures de leur aventure, alors qu'elles étaient ensemble depuis de très longs mois maintenant, et encore plus improbable qu'à son âge elle jouisse d'une libido aussi intense. Pourtant, le miracle se reproduisait à chaque occasion, à tel point qu'il semblait quelquefois qu'elles dussent planifier leurs moments ensemble, afin de programmer le reste de ce qu'elles voulaient faire entre leurs grandes manœuvres. Était-il possible que le fil de leur désir, au lieu de s'émousser aux contacts répétés, bien au contraire s'en trouvât affûté ? Elles s'habillèrent afin de prendre la route qui menait à une piste dans la forêt. À son habitude, Morgan conduisait en terre inconnue avec une assurance qu'une personne qui n'aurait pas su qu'elle utilisait un implant pour trouver sa route aurait trouvé hallucinante. En une heure, elles atteignirent une aire dans la jungle au bord d'une rivière aussi boueuse que tumultueuse. Là, un gué impraticable à cette heure, même pour un véhicule tout terrain comme le leur, permettait en temps normal de passer le cours d'eau. Quelques touristes s'y lamentaient que l'excursion visée n'était plus possible du fait d'un orage loin en amont la nuit précédente. Elles remontèrent en voiture et Morgan démarra pied au plancher en annonçant seulement : « plan B ». Bientôt, elles atteignirent un arboretum géant qui se visitait par une longue sente sinueuse à flan de colline. Elles firent au cours de cette marche le plein d'images de fleurs incroyables, d'arbres inconnus et d'orchidées sublimes au prix d'une abondance étonnante de sueur et de quelques piqûres de moustique. Sur le chemin du retour, tandis que la nuit tombait, Morgan expliqua :

— Je n'avais pas remis les pieds dans une forêt tropicale depuis le crash de mon hélicoptère pendant la guerre. Tu sais, c'était sans doute le milieu naturel de mes ancêtres. Et des tiens aussi, non ?

— Oui, du côté de ma mère, le côté thaï.

— J'ai commencé à réfléchir à mes ancêtres lointains dans cette forêt. Après le crash, j'ai éprouvé le besoin d'imaginer où ils vivaient et ce qu'ils faisaient. Pendant mon enfance, j'aimais imaginer que mes aïeux africains avaient été des chasseurs dans la steppe. J'avais une fascination profonde pour l'idée qu'ils chassaient les grands prédateurs, les lions, et aussi les éléphants. Ce qui est somme toute incroyable, compte tenu des armes dont ils disposaient. L'exploit physique tenait une place très importante dans le milieu où j'ai grandi. Je crois que ces rêves étaient au moins aussi importants que ce qu'on nous apprenait à l'école, et peut-être plus importants que ce qu'on nous apprenait à l'église. Je l'avais oublié. Il a fallu qu'on prenne une roquette dans une turbine et qu'on descende au tapis avec deux morts à la clé pour que le destin me rappelle à l'ordre : on a besoin de savoir d'où on vient.

Lise hocha la tête.

« Tu n'es pas en train de penser que je ne tourne pas rond avec mes histoires d'ancêtres dans la jungle ?

Lise explosa de son rire sincère, cristallin. Elle posa sa main sur le bras de Morgan.

— Non ! Pour ma part, j'ai toujours visualisé mes ancêtres comme des paysans plutôt que comme des chasseurs. Je les vois aller à la ville vendre leur production. Je suis certaine qu'ils ont fait cela pendant des siècles. Je n'arrive pas à me représenter une époque antérieure, sauf peut-être une sorte d'autarcie de village, une tribu sédentaire... en tout cas des gens pliés en deux vers le sol à longueur de jour... pas grand-chose de très excitant... de la sérénité. J'ai du mal à visualiser ce qui a précédé.

— Je me demande ce que nos ancêtres très lointains croyaient que nous serions. Par exemple, je me demande s'ils auraient pu prévoir l'apparition des villes ?

— Et les navettes spatiales ?

— Oh ! Ça ? Morgan secoua la tête. Je suis convaincue qu'ils pouvaient imaginer que nous irions dans l'espace, en particulier sur la Lune.

— Oui, quand elle est là dans le ciel, on a envie de lever le bras pour la prendre.

— Et je sais avec certitude que nos descendants seront dans les étoiles, pour la même raison, si on ne les zigouille pas avant.

— Je me souviens d'avoir lu l'histoire de cet alpiniste à qui on a demandé pourquoi il escaladait toutes ces montagnes. Il avait répondu : parce qu'elles sont là.

— Et que lui, il était en bas, une sacrée provocation !

— Oui ! L'orgueil et la curiosité tiennent bonne place dans la courte liste des motivations élémentaires.

Elles avaient atteint une route bituminée, Morgan changea le mode de traction du véhicule et accéléra.

— Je vais te confier un secret, dit-elle en se tournant vers Lise pour trouver son regard. Après ce crash de mon hélicoptère, j'ai été séparée de mes hommes pendant la nuit, et je me suis retrouvée seule dans la forêt tropicale. J'étais très mal. J'étais blessée. Pas super grave, mais moche. J'avais perdu beaucoup de sang.

Morgan se tourna vers Lise qui haussa les sourcils.

— Je sais. C'était dans ton dossier.

— Dans l'après-midi, j'ai eu de la visite. Et ça, ce n'est dans aucun dossier, car je n'en ai jamais parlé à personne. Deux adolescents. Le garçon, très jeune, sa sœur, un peu plus âgée, peut-être seize ans. Ils ont trouvé ma cachette, et ils sont venus me voir. Ils m'ont parlé. La grande m'a même pris la main. Je ne comprenais rien à ce qu'ils disaient, un drôle de dialecte chantant plein de claquements de langue. Mais j'ai la certitude qu'ils savaient que si on me trouvait, il risquait d'y avoir du grabuge, car ils sont allés découper de grandes feuilles pour me faire un camouflage. Elle secoua la tête. Tu me crois ?

— Évidemment, je te crois.

Et puis la fille est partie me chercher à boire. J'avais tellement soif. Je n'ai jamais bu avec autant de bonheur de toute ma vie. Je leur ai donné une pièce en or chacun.

— De l'or ?

— On a ça dans nos kits de survie.

Morgan marqua alors une longue pose. Lise scrutait son visage tourné vers la route. Morgan ajouta avec une tension dans la voix que Lise ne lui connaissait pas :

« Je pense qu'ils sont morts cette nuit-là. Juste avant mon extraction, ça tirait dans tous les sens. Mes collègues sont venus tout passer au napalm. La vallée entière brûlait. Leur village ne pouvait pas être bien loin.

Elle trouva le regard horrifié de Lise.

« C'est pour cela que j'ai quitté l'armée. On voit mourir des tas de gens, et puis... Pas eux. C'est aussi simple que cela : pas eux. Ce n'était pas possible. Ça ne l'est toujours pas.

La banlieue de Kourou défilait au dehors. Morgan conduisait avec agilité et calme.

« Je n'avais pas pensé à ces deux ados depuis très longtemps. Tu sais, ils marchaient seuls dans cette forêt que je me représentais avant cet évènement comme un environnement hostile... Or, de toute évidence, ils y étaient très à l'aise. Cela m'a réconcilié avec ce milieu d'une façon que je n'avais pas tout à fait appréhendée avant aujourd'hui. J'aime à croire que mes ancêtres vivaient dans une grande forêt profonde comme celle-là, chaude et humide, débordante de vie. Je ressens avec une conviction intime qu'ils y vivaient en harmonie avec leur entourage, sous les grands arbres. J'ai une grande sympathie pour ces hommes pas tout à fait insignifiants dans leur océan de verdure.

Lise hocha la tête. Elle attendit une bonne minute avant de répliquer :

— Tu sais que du fond de leur forêt, ils ne voyaient pas les étoiles ?

— Tu veux rire, j'espère ? Tu les prends pour des billes ?

— Non, je te taquine.

Elles passèrent à l'hôtel prendre une douche et se changer avant de mettre le cap sur le nouveau centre-ville où, au pied des tours d'affaires, s'égrenaient sur des avenues tirées au cordeau quelques casinos, les night-clubs et les bars. On trouvait aussi dans ce secteur quelques restaurants renommés et Lise les mena à l'un de ceux que le Michelin recommandait. Ensuite, elles passèrent, pour voir, dans un bar à lesbiennes. Lise, euphorique, entraina Morgan sur la piste de danse où elles s'amusèrent une bonne heure. Quand elles allèrent prendre un verre au bar, un couple de blondes les aborda, des Françaises minces et élégantes, une paire un peu étrange. Elles étaient à la fois extraverties et mystérieuses, complices, mais pas câlines. La plus jolie portait un diadème qui ressemblait à ces gadgets qui filmaient tout. Morgan lui posa la question, elle dénia en riant. Impossible de savoir, bien entendu. Morgan fit discrètement signe à Lise qu'elle voulait partir. Le lendemain, elles prirent la voiture pour une destination que Morgan refusait de révéler. Lorsque Morgan arrêta la voiture sur un héliport, Lise devina que Morgan avait organisé un tour dans les airs, ce qui se confirma quand Morgan revint deux casques à la main. Lise n'en fut que plus surprise quand elle se trouva seule à côté de Morgan qui déjà lançait la turbine tout en lui parlant dans l'interphone :

— As-tu bien serré ta ceinture ?

— Tu as le droit de piloter ces trucs-là ?

Morgan sourit :

— Non, mais on ne va pas le leur dire, d'accord ?

Sur ce, comme la turbine était montée en puissance, elle décolla expertement le petit hélicoptère-bulle. Après un quart d'heure sage à longer la côte habitée, elles arrivèrent à la partie plus sauvage que la route côtière ne suivait plus. Morgan accéléra et descendit au raz des flots. Elle zigzagua avec assurance entre des pics rocheux qui émergeaient du récif. Regardant Lise qui avait crispé ses mains sur l'armature de son fauteuil, elle lui demanda :

— Tu n'as pas peur au moins ?

— Si c'était quelqu'un d'autre, je serais morte de terreur, mais là, ça va. Tu veux bien regarder devant toi, s'il te plaît ?

Pour Morgan, c'était un exercice enfantin, basé sur des sensations et des réflexes qu'elle avait acquis aux commandes de machines de guerre beaucoup plus puissantes et véloces, une compétence qu'elle entretenait régulièrement à Almogar. La tentation de pousser le frêle engin à ses limites lui donnait presque des fourmillements dans les mains. Mais par égard pour Lise, elle se mit à piloter plus sagement. Sous elles, la mer défilait : dégradés translucides et romantiques d'émeraude et de bleu, tandis que la côte se déroulait en alternance paradisiaque de petites pointes rocheuses et de plages de sable bordées de forêt tropicale où nichaient de grandes maisons. Morgan demanda :

— Tu as un maillot de bain ?

— Pourquoi ? Tu as oublié de faire le plein ?

— Non, c'est seulement que je n'en ai pas non plus.

— Et alors ?

— Il y a une plage superbe à dix kilomètres, c'est une île quasi inaccessible, sauf par hélicoptère, à cause des récifs, et sur le pad il n'y a qu'une seule place pour poser un hélico. Ils appellent cet endroit l'île des amoureux, tu vois ce que je veux dire ?

Lise fit semblant de réfléchir et répondit en feignant un sourire d'idiote :

— On va se baigner toutes nues ?

Elles jouèrent dans les vagues paisibles du mini lagon au bord d'une petite plage de sable mêlé de coraux broyés, bordée de quelques palmiers valeureux sous des falaises brûlées par le soleil. Elles étaient épiées par les frégates qui tournaient loin au-dessus. C'était tellement beau, tellement idyllique... Elles firent l'amour bouche à bouche sur le sable à la limite du ressac, car le sec était trop chaud pour y marcher pieds nus. Puis elles retournèrent faire les folles dans l'eau, car sur la plage, le soleil menaçait de les cuire. Ensuite, elles se rhabillèrent et partirent explorer un peu l'île. Un petit chemin serpentait dans les arbres. Elles recommencèrent dans l'ombre zébrée d'une cocoteraie, entourées par les noix tombées éparses. De retour à la machine, lorsque Lise eut bu la dernière goutte de la dernière bouteille d'eau, elle demanda :

— Qu'est-ce qu'on a d'autre ?

— Rien, j'en ai bien peur. Je pensais qu'on pouvait tenir deux jours avec deux litres, j'avais oublié que tu étais dans le coup, plaisanta Morgan.

— Je veux un grand cocktail de jus de fruits frais avec de bons gros glaçons, et à l'ombre, par pitié, répondit Lise en riant.

Morgan la regarda, la transpiration avait imbibée en grandes coulures leurs chemises. Elle lui dit avec une moue dégoûtée :

— Tu n'es qu'une gosse de riches mal élevée, jamais contente.

Cependant, levant le nez vers le ciel accablant, elle ajouta aussitôt en grimaçant :

« Mais tu as raison, si on reste ici plus longtemps, on va commencer à gâcher le souvenir.

Le matin du jour suivant, elles partirent faire un tour de vélo de location, une excursion balisée recommandée par les guides qui menait à un point de vue superbe sur la rade artificielle d'où on distinguait au loin les pistes de l'astroport. Elles atteignirent ce belvédère au moment où un StarWanderer prenait son envol sur le dos de son porteur robotisé, le grondement assourdi leur parvenant de longues secondes après que l'immense oiseau et son fardeau spatial aient percé la couche des nuages. L'après-midi, elles restèrent sur les bords de la piscine après avoir découvert que l'affaiblissement de l'alizé avait ramené les moustiques, mais que les petits robots tueurs les tenaient en respect en accumulant à leurs pieds des tas impressionnants d'intrus morts. Le vol du soir les ramena à Almogar, chacune à un bout de l'avion, Morgan se méfiait de tout.